Eté 1920.
Nous déménageons. Papa a vendu la ferme. Depuis qu'il est revenu de la guerre, un bras en moins, la vie n'est plus la même, pour être précis, la vie n'a jamais repris depuis qu'il a été démobilisé. Du haut de mes huit ans il a fallu que je le remplace à la ferme. Remplacer est un bien grand mot, c'est maman qui abattait le plus de travail malgré son ventre rond. Rien n'était vraiment dit, le silence parlait, au moyen de nos regards, de nos non-regards, de la bouche triste et fatiguée de maman dont les commissures s'affaissaient de jour en jour. La blancheur de sa peau n'augurait rien de bon. Elle a perdu son fœtus au milieu de la cour, alors qu'elle transportait des ballots de paille pour nourrir les vaches. Pas un cri, juste un corps tordu, un filet de sang cueilli par la socquette grise, quelques larmes puis elle a continué, il fallait bien. A quoi pensait-elle ? Nous étions en plein vêlage, les veaux naissaient. Les bêtes étaient notre trésor, la richesse de la ferme. Un nouvel enfant, c'était une bouche à nourrir, du temps perdu, encore plus de fatigue… Cette grossesse en temps de guerre n'annonçait que dépense et faiblesse physique. La vie était rude. Les femmes n'avait pas le choix, elles étaient les forces travailleuses, elles portaient le pays à bout de bras. Papa revenu, un bras donné au champ d'honneur, la vie n'a pas repris. Il a suffit d'une maladie pour que les vaches soient abattues. Notre avenir était scellé. Foutu destin.
La ville est emplie de beauté inaccessible. Tout est en vitrine. La marmaille y pose le front, observe, goutte des yeux, rêve sa vie. Mon plaisir extraordinaire est de me délecter de la pâtisserie, tout me semble si inatteignable. Le dimanche, je suis hypnotisé par le Saint-Honoré, je salive d'envie pour un parfum que je ne connais pas, pour un goût que j'imagine suprême. Je regarde les gens qui achètent ma pâtisserie, mon gâteau. J'aurais dû être leur fils. Il y a le Docteur Sobré, il en prend deux, pas d'enfant, seulement lui et sa femme. Il y a l'avocat, Brindeau, il en prend quatre et aussi Poulard, le tailleur et Vincent le commissaire… Je me force à bien travailler à l'école. Pour me payer ces gâteaux il me faut un bon métier. Pas instituteur, il n'achète que des éclairs, pas les moyens je suppose pour plus de pâtisseries. Aujourd'hui, il est un peu tard, je traîne, nez sur la vitrine. Je regarde le dernier Saint-Honoré. Qui va le prendre ? 12h15. Il reste en solitaire. 12h30. La boulangerie va bientôt fermer. Le patron doit avoir une commande, il met cette pâtisserie sur une assiette. Bon, c'est l'heure de rentrer ! Je traîne les pieds tout en rêvant. Le boulanger m'interpelle : — Eh ! Le fils à Paulot ! C'est quoi ton nom ? — Henri M'sieur ! répondis-je très respectueusement à son interpellation surprise. — Viens par là, j'ai besoin de toi. J'accours. J'ai des ailes. Voilà qui va me changer de ma routine. — Mon commis est parti, sa mère est malade ! Aide-moi à rentrer les sacs de blé dans le fournil. Trop content d'entrer dans la boutique, d'humer les odeurs si particulières, je fais du zèle, du haut de mes 13 ans, j'ai l'habitude des travaux pénibles. Il a l'air content de moi ! Il me fait un clin d'oeil ! Sympa le patron. — Suis-moi, pose tes fesses sur la chaise. J'oublie de refermer la bouche, mon menton pendouille, je déglutis : trop de salive, j'aurais l'air idiot si je bavais. Sur la table, mon gâteau. Je n'ose pas avancer, j'ai dû mal à comprendre. — Assied-toi bougre d'idiot ! Il me montre la chaise avec insistance. Religieusement, je m'exécute. — Régale-toi petit ! Il sort de la pièce, me laisse seul. La situation me laisse pantois. Je suis timide devant Ma gourmandise, devant Mon rêve. Et si je ne trouvais pas cela bon, juste ordinaire… Si c'était la fin d'un rêve ? J'approche mon nez, je hume : l'odeur est fantastique ! Je trempe mon doigt dans la crème : je suis aux anges ! Rassuré, extasié ! Je prends une des boules puis je déguste le reste. Je suis plus heureux que jamais. Jamais je n'ai ressenti cette plénitude. Ma première extase de bonheur. Je flotte léger comme l'air. Le patron revient. Je quitte cet air bêta et me lève rapidement de ma chaise. Il m'explique le gâteau, me donne le nom de chaque chose qui la compose, me détaille les étapes de réalisation : il en parle comme d'une femme, comme de son enfant. — Merci M'sieur ! lui dis-je, non sans timidité et reconnaissance. Vous savez j'veux faire un bon métier pour pouvoir en manger tous les dimanches ! — Tu sais qu'il y a un métier où tu peux en manger tous les jours ? — Ah bon ! Lequel ? dis-je enthousiaste. — Pâtissier, mon p'tit. Ton instituteur m'a dit que tu apprenais bien, que tu étais respectueux et courageux. Deviens mon commis : j'te prends, j'te forme et tu pourras même en fabriquer chez toi !
Sacré destin !
A présent, je suis adulte. Devinez quel est mon métier ?
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